belles choses vivantes
être assez humble pour s’apercevoir qu’une montagne existe non
seulement comme hauteur et largeur mais comme poids, effluves, gestes,
puissance d’envoûtement, paroles, sympathie. Un fleuve est un
personnage, avec ses rages et ses amours, sa force, son dieu hasard,
ses maladies, sa faim d’aventures. Les rivières, les sources sont des
personnages : elles aiment, elles trompent, elles mentent, elles
trahissent, elles sont belles, elles s’habillent de joncs et de
mousses. Les forêts respirent. Les champs, les landes, les collines,
les plages, les océans, les vallées dans les montagnes, les cimes
éperdues frappées d’éclairs et les orgueilleuses murailles de roches
sur lesquelles le vent des hauteurs vient s’éventrer depuis les
premiers âges du monde : tout ça n’est pas un simple spectacle pour nos
yeux. C’est une société d’êtres vivants. Nous ne connaissons que
l’anatomie de ces belles choses vivantes, aussi humaines que nous, et
si les mystères nous limitent de toutes parts c’est que nous n’avons
jamais tenu compte des psychologies telluriques, végétales, fluviales
et marines.
Cet apaisement qui nous vient dans l’amitié d’une montagne, cet
appétit pour les forêts, cette ivresse qui nous balance, regard éteint
et pensée morte, parce que nous avons senti l’odeur des bardanes
humides, des champignons, des écorces, cette joie d’entrer dans l’herbe
jusqu’au ventre, ce ne sont pas des créations de nos sens, ça existe
autour de nous et ça dirige plus nos gestes que ce que nous croyons. »
Jean Giono, Le chant du monde, extraits publiés dans la revue Marginales numéro 5